Nous devinons que nous suivons une trace.
La trace, c’est une manière opaque d‘apprendre.
La branche et le vent : être soi dérivé de l‘autre.
Elle fêle l‘absolu du temps, c‘est le sable en vrai désordre de l‘Utopie.
Elle est l‘errance violente de la pensée qu‘on partage.
Le parcours de Valérie Ruiz dessine un destin.
Le trajet y devient le projet, tant ce qui peut paraître une errance
se reforme dans une logique de l‘inéluctable
et dans une esthétique de l‘arrachement.
L‘art comme extraction, pour aller à la rencontre,
pour faire silence, pour quitter les enclos du monde marchand,
de la peur transformée en platitude médiatique,
pour partager, pour être aimé.
Les caresses et les coups y ont droit de cité (merveilleuse).
La cité justement, cette passeuse de vies cachées,
d‘attentes et de pas perdus.
Quelle place pour l‘artiste dans la cité ?
Quelle empathie qui ne serait pas la recherche convenue
d‘un compagnonnage de bon aloi,
sorte d‘esthétique de la citoyenneté,
du relationnel chic et de la franche camaraderie ?
Quelle solitaire exigence qui ne serait pas une coupure du monde,
et l‘expression arrogante d‘une esthétique du glacis
et de l‘oubli de l‘autre ?
Quelle place entre les deux,
pour donner une réponse sans poser la question ?
La vie peut-être, comme un embarras plus bruissant
et frais que toutes les pesanteurs sociales ;
la vie sans doute comme le temps compté
de donner sans compter ;
la vie certainement comme un accident, un mal de dent,
des coups de dés, des lieux improbables
et le long mûrissement, saccadé et toujours incertain
d‘une part enfouie, enfantement et enchantement,
douleur et félicité, dans la recherche
du plus profond en soi et du plus proche en l‘autre.
Valérie Ruiz habite le monde de cette façon.
Sans compter, dans la dépense à tout moment
puis soudainement dans l‘apnée salvatrice
qui, dans un suspens mesuré, met à l‘abri du fracas.
Il est des œuvres mesurées et construites,
inscrites dans des territoires aux limites strictes,
selon des règles longuement délibérées,
protocolaires parfois, et rigoureusement suivies.
Il en est d‘autres, portées et emportées par l‘urgence,
s‘inscrivant fébrilement dans un hors–limites
où les rencontres ont la violence des accidents
et les voisinages une ampleur de grand large.
Les unes et les autres peuvent, par ces cheminements opposés,
aborder paradoxalement aux mêmes rivages
de dérèglements et d‘effusion ou d‘ordonnancement manifeste.
C‘est que l‘ordre apparent peut recéler un désordre caché,
et le désordre visible héberger un ordre contenu.
L’œuvre polymorphe de Valérie Ruiz ressortit à cette seconde famille.
Peinture, vidéo, installation, performance, théâtre, communication…
sont les véhicules les plus fréquents de son accomplissement.
Elle constitue, dans un désordre à la mesure de l’excès
(excès de soi et des autres ; excès de la relation ;
volonté et demande de partage et de possession
des valeurs d‘échange…),
une œuvre chorale à la recherche de traces de présence.
Celles de l‘absence, celles du multiple qui est en nous
comme en tous les autres,
multitude fraternelle enfouie sous le nombre,
figures en attente d‘une question, d‘un regard, d‘une altercation.
Valérie Ruiz fait ce travail d‘extraction et d‘attraction
en une étrange mixtion de pudeur et de violence,
d‘énergie insensée et d‘approche sensible.
Ce goût de la dépense, égotisme et altérité mêlés,
l‘a conduite sur des scènes diverses,
dans des hôpitaux, loin de Mulhouse à Bakou,
à Shanghai, à Belgrade…
Elle a dialogué et créé avec des écrivains,
des metteurs en scènes, des patients impatients,
des danseurs, les publics les plus variés…
Elle s’est établie dans des musées, des Kunsthalle,
des théâtres et des lieux incertains
où se joue soudain une rencontre et une grâce…
Ce triptyque original, logé replié dans un coffret
puis s‘ouvrant avec ses battants,
comme une fenêtre sur le monde vu et transcrit,
tient à la fois du livre-objet,
de la carte médiumnique d‘une terra incognita
ou d‘une météo marine du triangle des Bermudes.
Mais cet apparent dédale possède son fil d‘Ariane
pour reconstituer un lignage,
une œuvre construite chemin faisant et défaisant,
enfin rassemblée, venue de toutes parts et de toutes manières.
Il fallait, pour faire étape,
trouver un port franc, amateur de denrées étranges,
accueillant aux embarcations les plus diverses.
La Maison Rouge d‘Antoine de Galbert
est ce havre d‘intranquillité,
d‘hospitalité, de générosité et
de toujours exigeante curiosité.
Valérie Ruiz peut y faire escale.
Enfin, ai–je envie d‘écrire.
Non qu‘elle ait manqué de lieux pour s‘exprimer,
mais parce qu‘elle n‘y rencontrait pas toujours
les processionnaires de l‘art d‘aujourd‘hui.
Ces cohortes choisies,
parfois confinées dans la fréquentation
de lieux institutionnels,
ignorant ces espaces incertains
où se jouent souvent les scènes du lendemain.
« Toujours nettoyer, balayer, laver, pour faire la place à ce petit rien tellement fragile, dans un monde de consommation qui nous encombre. Dans ces décombres, la main nous sert. »
« Rumeur téléphonique » comme « Écho du charbon »
viennent parachever temporairement un parcours sans fin,
ici de cris et de chuchotements.
Le combat continue entre la vitesse et l‘emportement,
l‘arrêt et le silence.
C‘est un travail et c‘est la vie.
Entre les deux, rien de vivable, l’autre peut-être.